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Souvenirs d'école

Jacques Cassabois ,
La rencontre d'un être bienveillant

La philo, une matière angoissante, et pourtant le jour de l'oral... Jacques Cassabois ouvre les portes sur un souvenir bouleversant. Tout en pudeur, il laisse l'émotion nous submerger. 

C’était juin. L’écrit du bac était passé, et le lycée nous avait libérés deux semaines pour préparer l’oral. Après le bal de fin d’année, où lycéens et lycéennes s’étaient mélangés, chacun était rentré chez soi. J’avais retrouvé mon village et notre ferme gagnée par l’ombre. Mon père vivait ses derniers instants.

Il faisait beau, comme en juin, lorsque la saison accepte de s’en donner la peine. Nos voisins avaient commencé les foins. L’air était parfumé d’herbes et de fleurs fauchées en pleine maturité et aussitôt embaumées par le soleil.
Chez nous, comme dans toutes les maisons, le logis était parallèle à celui des bêtes. Trois pièces en enfilade : la cuisine et deux chambres, la plus éloignée donnant sur la remise, un grand espace de terre battue entre la réserve de bois et la cage à lapins. C’est là que je m’étais installé pour travailler. Je révisais en arpentant le jardin. Des longueurs et des longueurs, comme un nageur à l’entraînement qui anticipe l’océan. Depuis l’école élémentaire, je marchais pour mieux mémoriser.
La fenêtre de la chambre était ouverte, et de temps en temps, je venais y passer la tête. Mon père occupait la pièce du milieu. J’écoutais sa respiration ponctuée de délires, de râles parfois, puis repartais pour une série de navettes, avant de revenir tendre l’oreille. Son souffle, à force d’hésiter, resta suspendu quelques jours plus tard, au milieu de mes révisions.

L’oral est arrivé le surlendemain des obsèques. J’étais admissible. Mon prof de grec me l’avait chuchoté à la grille du cimetière : « Vous avez vingt points d’avance. » Restait à transformer l’essai.

Ce bac arrivait après une longue bataille. Je voulais faire du théâtre et ce feu me consumait depuis l’année précédente où je m’étais renseigné sur les conditions d’admission à l’école de Strasbourg. Le bac n’était pas nécessaire, et je voulais tenter le concours, avant d’en avoir terminé avec le lycée. Mon père s’était dressé, ulcéré de me voir préférer une carrière de camp-volant au métier digne qu’il espérait pour moi. Le proviseur, qui approuvait pourtant mon choix, avait convoqué mes parents et s’était rangé de leur côté en me persuadant de patienter un an.
— Passez votre bac. Ce n’est qu’une année de plus. Qu’est-ce qu’une année ?
J’avais cédé, et, en avril dernier, m’étais présenté aux auditions. J’avais été reçu. Maintenant, à deux doigts du but, mon père, qui avait obtenu gain de cause, venait de me claquer la porte au nez.

Le latin, l’anglais, l’histoire-géo ne m’impressionnaient pas, mais la philo m’angoissait. C’était une langue indéchiffrable.
À l’oral, il s’agissait de tirer une question, d’organiser sa réponse en un quart d’heure, puis de rendre compte. En découvrant ce que le sort m’avait réservé, le monde s’est écroulé. Je ne comprenais pas les mots du sujet. Je suis resté figé comme devant un abîme, hagard, et me suis présenté vaincu devant mon exécuteur. Ses premiers mots, murmurés, m’ont fauché net :
— C’est vous qui venez d’éprouver ce grand chagrin ?
Sa voix était empreinte de patience. Je le dévisageai, hochant la tête, et me suis tu. Mon oral n’a duré que quelques minutes. Une pure tentative de sauvetage. L’examinateur, avec douceur, me tendait les questions comme autant de perches à un naufragé, me suggérait les réponses, parlait pour moi, cherchant à me ramener vers le monde animé. En vain. Il mit rapidement fin à son monologue, et me souhaita bonne chance.
Les autres épreuves se déroulèrent aussi bien qu’espéré. Mais avec un coef 5 en philo, comment rattraper mon désastre ?
Deux ou trois jours après, les résultats sont tombés : j’étais reçu ! Les miens se réjouirent, les voisins aussi, mais je ne m’attardai pas. Il était temps de commencer nos foins qui avaient pris du retard. Je m’y attelai avec ma mère, et l’on ne parla plus ni du bac, ni de mon étrange réussite.
L’arrivée de mes notes, deux semaines plus tard, éclaircit le mystère. J’avais dix en philo, alors que je méritais zéro. Tout s’expliquait. L’examinateur, vrai philosophe, familier des jardins de sagesse, m’avait offert un présent de cinquante points !
Je n’ai jamais revu cet homme. Je n’ai jamais connu son nom. Notre rencontre n’a duré que le temps d’un soupir. Jailli de l’infini, il y est aussitôt retourné. Se doutait-il qu’il déposait en moi un ferment ? Son geste allait transformer ma vie.
En effet, après une brève incursion sur les planches, je suis devenu instituteur. À cette époque un bac suffisait, et j’étais justement… bachelier ! Le plus clair de mon temps s’est alors passé en compagnie des enfants, puis la littérature s’est invitée…
Ma route, un jour, avait croisé celle d’un être bienveillant.

Dites seulement une parole, n’accomplissez qu’un geste, aussi minuscule soit-il, mais accomplissez-le de tout cœur, et n’y pensez plus jamais. L’univers l’a déjà pris en charge et il saura en user.
C’était en juin 1966. Il y a tout juste 50 ans. Mon père, qui avait regagné les hauteurs, me protégeait, et je ne le savais pas encore.

Jacques Cassabois aime les personnages qui résistent, capables de secouer l’ordre des choses, de  lever les énergies de chacun, d’entraîner derrière eux, riches d’ampleur, porte-parole des plus hautes qualités de l’homme. C’est ainsi qu'il a fréquenté Sindbad le marin , Gilgamesh le Sumérien dans Le premier roi du monde - L'épopée de Gilgamesh , Tristan et Iseut , la lumineuse Antigone dans Antigone, l'insoumise , chevauché aux côtés de Jeanne d'Arc , accompagné les troupes d’enfants de 1212 en route pour délivrer Jérusalem dans  1212, la croisade des indignés , partagé La colère des Hérissons qui défendent leur avenir face aux menaces des puissants, et admiré Héraclès l’Obéissant repousser ses limites pour ouvrir une voie directe qui relie la Terre au Ciel.

Vous pouvez retrouver Jacques Cassabois sur son site  www.jacquescassabois.com

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